Coopérer : de quoi et de qui parle-t-on ?
Quand on évoque la question de la coopération en entreprise, on envisage assez naturellement deux dimensions :
- Tout d’abord, la dimension organisationnelle, la plus facilement objectivable. On se demande principalement si les « process » (en anglais dans le texte) permettent vraiment la coopération. Mais aussi comment organiser la coopération entre tel et tel département, telle et telle fonction dans l’entreprise. On se situe alors à un niveau très macro, avec des questions relatives au décloisonnement, à la lutte contre les silos et autres effets indésirables de l’organisation scientifique du travail chère à Taylor qui, mal-comprise ou déformée, a produit quelques dommages collatéraux en transformant une a priori saine spécialisation des attributions et des compétences en véritable handicap pour produire, et ce même dans un sain collectif de travailleurs…
- Puis, la dimension du comportement individuel. Les personnes coopèrent-elles ? En ont-elles les dispositions ? Et, un pas plus loin dans la réflexion : sont-elles incitées à le faire par les règles qui régissent l’entreprise ? Se peut-il, au contraire, qu’elles en soient dissuadées, notamment par des dispositions valorisant la seule contribution individuelle ? Dès lors, comment lever les freins qui entravent parfois ce beau réflexe, ce mouvement spontané, qui conduit à s’appuyer sur autrui pour mener une tâche à bien ? Car, comme le rappelle Richard Sennet dans son dernier ouvrage (« Ensemble, pour une éthique de la coopération ») : « On coopère pour accomplir ce que l'on ne peut faire seul ».
Mais il est plus rare que soit abordée la dimension sociétale de l’affaire, je veux dire par là que la coopération, l’échange de contributions entre personnes, constitue un des liants majeurs des groupes sociaux depuis l’aube des temps… En reprenant la citation évoquée ci-dessus, on pourrait dire : « On coopère parce qu’on est humain ».
Et enfin, s’il est une dimension peu évoquée et explorée quand on investigue la coopération au travail, c’est bien celle du sentiment.
Le mot est en effet peu usité en entreprise (on lui préfère « ressenti », mais pour mieux l’évacuer), tant il fait figure d’intrus dans un monde qui se pense et se veut mu par la seule rationalité (le fameux cogitus). Pourtant, la coopération effective entre personnes (quel que soit leur niveau dans la hiérarchie), dans la mesure où elle relève largement du travail réel (et non prescrit), suppose un minimum d’affectivité et d’affinités entre ceux qui vont choisir de consacrer du temps, ensemble, à un travail qui ne leur a pas été assigné par l’organisation.
Qu’est-ce qui motive ce choix ? Probablement, le fait qu’ils estiment que ce travail est positif et utile pour l’entreprise, son efficacité, son image, la satisfaction du client, etc. Y contribue sans doute aussi une forme de plaisir, un contentement à la fois humain et professionnel, qui les engage d’autant plus volontiers dans leur travail contractuel. (On pourrait dire qu’ils y voient une double valeur : pour l’entreprise et pour eux.)
Mais c’est aussi parce qu’ils s’apprécient, se respectent et ont à cœur de s’investir dans une action commune que certains coopèrent. Cette dimension affective peut d’ailleurs être renforcée ou mise à mal par l’expérience même de la coopération, dans laquelle chacun révèle de lui-même, bien au-delà de ce qu’il représente dans les limites protectrices de sa fonction ou de son rôle.
Promouvoir la coopération : nécessité et oxymore ?
Chercher à promouvoir la coopération dans les organisations supposerait donc de dépasser deux ambiguïtés :
- En effet, la coopération existe, elle est partout à l’œuvre, mais presque toujours sans s’afficher, se proclamer telle, voire même se savoir. Le coup de main qu’on donne, la discussion qu’on mène au cours du déjeuner, les avis qu’on sollicite en « off » sur un projet, tout ceci existe mais ne se compte pas, ne figure pas dans les reportings, parce que cela n’a pas été prescrit.
La coopération est dès lors difficile à appréhender pour les organisations car elle se situe précisément à côté, dans les marges du fonctionnement officiel. Dans ce maquis, une forme de discrétion est peut-être même de mise, afin que le phénomène perdure, sans être canalisé et institutionnalisé par les directions de l’organisation, les MOA, les ERP, les workflows et, maintenant, les réseaux sociaux d’entreprise… « Contrôlées », « convoquées », il y a fort à parier que ces actions perdraient de leur efficacité, de leur dynamique.
Norbert Alter insiste bien, dans son ouvrage « Donner et prendre », sur cette dimension de don. Ces moments de coopération « sauvage » ou officieuse sont autant de cadeaux non déclarés que les salariés se font et font à l’organisation, et dont cependant celle-ci peine souvent à prendre conscience et à appréhender l’impact et la valeur. Tout au plus certains dirigeants, crozériens à leurs heures, se souviennent-ils de la grève du zèle et de la paralysie à laquelle elle peut conduire une organisation dont l’ensemble des salariés ne feraient que (c’est-à-dire intégralement et exclusivement) ce qui leur a explicitement été demandé !
Il se pourrait donc que la coopération soit impossible à institutionnaliser, sauf à muter pour devenir de la coordination ou de la collaboration. Mais, dès lors, il se pourrait aussi qu’elle devienne nettement moins intéressante et attractive pour ceux qui s’y adonnent. Car si je suis obligé(e) de donner, mon don devient un devoir dont je m’acquitte, a minima, sans m’y impliquer. Autrement dit, si la coopération m’est imposée, elle devient presque un… impôt !
Y aurait-il un charme actif dans cette forme de clandestinité de la coopération ?
Les organisations auraient-elles paradoxalement intérêt à la protéger ?
- Les organisations ont besoin des émotions et des sentiments qu’elles tentent de refouler hors de leurs murs. Ils les inquiètent, à juste titre, car ils se montrent rebelles à toute objectivation, standardisation, normalisation et contrôle. Ceci ne les empêche pas d’être omniprésents et puissants dans ces ensembles humains. Ceci tant dans la façon dont les dirigeants décident que dans les réussites opérationnelles, parfois inexpliquées, suscitées par certaines crises.
Bien que rétives à leur présence, les entreprises cherchent pourtant à convoquer ces dimensions émotionnelles et affectives, quand elles veulent stimuler la fameuse motivation des troupes. Mais elles répugnent à l’idée que le travail pourrait avoir intrinsèquement, au moins partiellement, maille à partir avec le sentiment, l’affection et le plaisir d’être ensemble (ce que l’on pourrait désigner du terme par définition peu rationnel de « cœur »).
Pourtant la performance collective naît plus souvent du bien-être ensemble que de l’émulation produite entre des collaborateurs rendus concurrents par des systèmes de primes individuelles venant sanctionner leurs efforts personnels, et porter en même temps un coup fatal à l’idée d’action collective.
es entreprises aspirent donc à une mobilisation subjective des collaborateurs qu’elles redoutent par ailleurs… La porte n’est ni ouverte, ni fermée… ça dépend…
Les paradoxes de la prescription d’accompagnement en entreprise
En tant que coach, je suis fréquemment prise à témoin de ces contradictions, tensions, interrogations.
Quand nous sommes appelés, c’est souvent le signe que l’entreprise constate qu’une chose lui échappe et qu’elle nous confie le choix des moyens permettant de dépasser le blocage, d’aller au-delà. Mais sans pour autant réellement s’intéresser à la façon dont nous procédons, aux représentations du monde qui soutiennent nos pratiques et nos façons de travailler. Comme si, là aussi, elle « fermait les yeux ».
Or, quelles que soient les problématiques et les modalités d’accompagnement privilégiées (coaching individuel, coaching d’équipe, médiation, facilitation, supervision ou groupes de co-dévelopement), une partie du travail que nous menons, en vue d’accroître la performance objective, passe par une intervention au niveau subjectif, et par la restauration d’un lien des personnes avec elles-mêmes et entre elles.
Pour cela, nous cherchons souvent à reconnecter trois aspects trop souvent dissociés : Cœur/Corps/Esprit, ou, pour le dire autrement : Sentiments/Emotions/Pensées.
Ce faisant, nous visons une forme de ré-humanisation des transactions, qui conduit fréquemment les participants engagés dans ces dispositifs à faire état de leur stupéfaction face aux effets produits in fine.
Quels sont ces effets ?
- Prendre du recul (le presque rituel « sortir la tête du guidon »).
- Pouvoir se parler, s’écouter et s’entendre simplement.
- Pouvoir ne pas être d’accord sans que cela porte atteinte à la relation et faire quelque chose de ce différend/différent.
- En constater les effets spectaculaires en termes d’intelligence collective, de créativité, de capacité à solutionner les problèmes les plus complexes et dépasser les blocages les plus inquiétants.
- Observer l’émulation et le renforcement concomitant des compétences individuelles et collectives.
- Eprouver un sentiment de proximité et de soutien réciproque entre les participants.
- …
Tout ceci constitue une sorte de socle, voire d’humus, à partir duquel la coopération peut refleurir, avec certes sa part incontrôlable, aléatoire, non modélisable, mais aussi sa grande vertu constructive.
Terriblement humain, tout ça… Mais absolument nécessaire, à un moment où trop de liens sont rompus, et trop nombreux ceux qui s’estiment coupés de l’enchantement du monde, y compris sur le lieu de leur travail quotidien
Epilogue
« Forêt paisibles / Forêt paisibles,
Jamais un vain désir ne trouble ici nos cœurs.
S'ils sont sensibles / S'ils sont sensibles,
Fortune, ce n'est pas au prix de tes faveurs. »
(Le chœur des sauvages, in « Les Indes galantes » de Jean-Philippe Rameau).
Valérie PASCAL
Repères bibliographiques :
- Norbert Alter, « Donner et prendre. La coopération en entreprise », La Découverte, 2010.
- Pierre-Yves Gomez, « Le travail invisible », François Bourin, 2013.
- Richard Sennet, « Ensemble, pour une éthique de la coopération », Albin Michel, 2014.