Le terme de « cadre » tient une place décisive en coaching. Pourtant, c’est un mot dont la grande polysémie peut prêter à confusion. Il mérite donc qu’on s’y arrête et tente de l’approcher « par la bande ». C’est l’intention de cet article.
Le cadre en peinture
Un tableau est une surface plane, délimitée par des bords, qu’on enserre parfois d’un cadre. (Dans l’art moderne ou contemporain, on tend à éviter ce dernier, supposé étouffant, trop convenu ou superfétatoire). Sur cette surface, l’artiste peint son sujet, qui devient un univers en soi, quel que soit le mur où il est suspendu.
Dès lors que nous fréquentons un tant soit peu les musées, galeries ou expositions, notre œil est habitué à cette convention : le monde du peintre sera donné à voir sur une plus ou moins petite surface, cernée par le cadre. A son invitation, notre regard ciblera, s’attardera ici ou là, en voyage…
A la fin des années 1950, Mark Rothko proposa une approche plus singulière : un jeu de cadres en abîme.
A la Modern Tate de Londres, dans la salle devenue fameuse, immergée de pénombre et où règne une atmosphère quasi-religieuse, sont rassemblées quelques œuvres saisissantes. Parmi elles, figure « Red On Maroon » (1959).
Je vous invite à une plongée toute subjective dans cette œuvre dont il me semble qu’elle peut nous apprendre beaucoup sur les vertus du cadre en coaching.
Mon expérience du cadre avec « Red On Maroon »
Que vois-je sur cette toile, au moment où je vous invite à partager mon expérience ? Un cadre rouge. Je veux dire un cadre rouge dans le tableau, et non pas autour. Quel effet cela produit-il sur moi ?
- Ce rectangle rouge fonctionne à la manière d’une porte (un portique même, vu l’épaisseur des bords) et conduit à une entrée vers quelque chose sur quoi le peintre attire mon attention, la focalise.
- Je perçois aussi un au-dehors du rectangle rouge (les deux bordures latérales marron), qui fait partie intégrante du tableau, et permet une sorte de respiration au sein même de celui-ci.
- Mon impression est que l’intérieur de ce cadre est mis en valeur. Dans ce redoublement bords externes et cadre interne, il prend une dimension et une tessiture particulières, comme si l’univers tout entier était là, offert, dans ce rectangle plus clair, délimité par des bandes de rouges mêlés, qui semblent presque flottantes.
- Et du coup, cette surface devient (devient car le tableau n’est pas inactif : il agit, interagit même) fascinante, presque obsédante : je me mets à la scruter, cherchant un passage pour déboucher quelque part... Et soudain j’y suis. Tout à fait. Sans limite et sans bornes. Je participe à une expérience silencieuse et infinie de couleurs, de matière et de lumière – vibrantes.
- En quoi cette expérience personnelle peut bien m’être utile en tant que coach ? Et en quoi pourrait-elle intéresser d’autres praticiens du coaching ? (Il est bien temps de me le demander !). Je vous propose, pour y répondre, d’explorer ensemble cette métaphore, et ces parallèles.
Ce qui constitue le cadre en coaching
Avant d’évoquer les composantes du cadre, il est important de rappeler que ce dernier n’a lieu d’être que si une rencontre a préalablement eu lieu : une demande de coaching a été formulée par le client à un coach en exercice. Tous deux sont d’accord pour examiner ensemble comment y répondre… De même qu’on ne « rencontre » pas une œuvre en allant prendre le métro, mais en un lieu où l’on s’est rendu avec le désir de voir des tableaux, lesquels nous y attendent, exposés pour être vus…
Dès lors que coaché et coach s’engagent dans le coaching, le cadre va être défini et posé par le coach ; celui-ci en sera le garant tout au long du processus. Il est constitué d’éléments à la fois matériels ou concrets, et d’autres plus immatériels :
- Le lieu,
- Les horaires,
- La durée des séances,
- Le rythme des séances et l’espacement entre elles (qui devient aussi du cadre « en creux », tel l’espace négatif qui soutient l’objet ou la figure qu’il entoure, en peinture),
- Le contrat,
- Le ou les objectif-s,
- La déontologie de référence,
- …
Les fonctions du cadre en coaching
En coaching, le cadre remplit plusieurs fonctions et conditionne largement l’efficacité du dispositif.
Comme dans « Red On Maroon », il articule tout ce qui contient à la fois le regard, les échanges et la relation entre le coach et son client, mais aussi les propos de ce dernier, et même son psychisme. Une fois cette bordure/frontière avec le reste du monde bien établie, mais sans rigidité, un nouvel espace apparaît, plus intense que le fond sur lequel il se détache. L’espace d’une expérience unique… C’est là que le coaching peut se déployer dans toute sa puissance, qui n’a rien à voir avec celle du coach. L’espace délimité par le cadre s’avère d’une nature différente de la plate réalité… D’où ma réserve quant aux séances de coaching tenues dans des bars d’hôtel, c’est-à-dire dans un espace public, ouvert mais vers l’extérieur et non vers l’intérieur, outre les questions que cette configuration pose en termes de confidentialité.
Comme dans le tableau de Rothko, le cadre fait émerger une zone (et y adviennent des sujets, questions, problématiques inédits, ou dits différemment jusqu’ici) que le client ne verrait pas de la même manière s’il les considérait hors de ce cadre. Cet espace délimité/circonscrit devient aussi espace infini et espace de liberté exploratoire. Zone propice à la singularité d’être, dans laquelle, cependant, le client n’est pas « livré à lui-même » mais accompagné dans son exploration.
Récapitulons :
- Le cadre préserve évidemment coach et client des irruptions du dehors (personnes qui viendraient troubler voire interrompre la séance, physiquement ou par téléphone, par exemple). [C’est la fonction d’isolation].
- Il rappelle, tant au coach qu’au client, la singularité de l’espace de co-construction dans lequel ils se trouvent ensemble. [C’est la fonction de différenciation].
- Il contraste, distingue un dedans et un dehors, et cette limite fertilise et densifie l’espace qu’il contient. [C’est la fonction d’intensification].
- Il protège le client contre une forme de dissolution dans l’immensité ou l’intensité découverte, car il contient et peut (presque ?) tout contenir. [C’est la fonction de contenance].
- Enfin, il n’est pas totalitaire : un hors-cadre existe aussi, ce qui peut éviter de figer le processus dans une rigidité excessive. Quand le client fait une incursion hors du cadre (partons du principe que c’est plutôt le client qui fait des sorties de cadre), le coach se réfère à un autre socle, qui excède ce dernier : la finalité. Cette dernière fonctionne comme le fond dans le tableau de Rothko. Aussi, le coach se pose-t-il la question suivante : est-ce que cet écart est dommageable pour le client et le travail dans lequel il est engagé, ou est-ce qu’il constitue une respiration, un moment susceptible de conforter leur alliance ? Selon sa réponse, il décidera, en conscience, de consentir ou non à cette sortie temporaire du cadre, en le signalant afin de mieux y revenir.
En effet, le cadre structure le travail de coaching. Il est indispensable à son bon déroulement, l’infini ne s’abordant pas directement, sans médiation. Comme le soleil ne peut pas se regarder, les yeux nus, de face, mais peut s’observer longuement dans le reflet d’une flaque d’eau… Et pour autant, il n’est pas l’alpha et l’oméga du coaching, qui se déroule en référence à deux caps majeurs : la finalité et l’éthique de l’accompagnement.
C’est en tous cas ce que « Red On Maroon » m’a permis de sentir et donné envie de partager avec vous.
Valérie PASCAL